Francesca Marchesini

Billet de la présidente · L’Educateur · Mai 2021

Après les mobilisations qui ont rassemblé des centaines de milliers de jeunes lors des grèves pour le climat, le mouvement s’étend au reste de la société. La Grève pour l’Avenir appelle à une grève générale le 21 mai 2021. Les enseignant·es ont une double responsabilité à y prendre part: pour soutenir leurs élèves qui se battent pour un avenir sur une planète habitable, mais aussi pour revendiquer une école qui soit à la hauteur des défis de la crise écologique. C’est dans cette optique que le collectif des Enseignant·es pour le climat a rédigé un manifeste en prévision de la Grève pour l’Avenir.

De nombreux scientifiques s’accordent à dire que nous sommes entré·es dans l’Anthropocène, une nouvelle ère où l’espèce humaine est devenue une force géologique, en raison des impacts sur la biosphère de ses activités liées au capitalisme néolibéral, le mode de production et de consommation dominant. Celui-ci pousse à une croissance sans fin de l’extraction, de la transformation et de la consommation des flux d’énergie et de matière. Or, les symptômes de la crise écologique globale sont toujours plus visibles et graves (effondrement de la biodiversité, urgence climatique, déforestation, etc.). Cette nouvelle ère et l’état «d’urgence longue» qu’elle implique modifient les conditions mêmes dans lesquelles nous «habitons» la planète.

Si cette urgence est globalement reconnue par un nombre croissant d’acteurices politiques, économiques et sociaux, les réponses apportées sont insuffisantes, relevant le plus souvent de déclarations d’intention trop rarement traduites en actes. Les réponses actuelles s’inscrivent dans une durabilité faible qui présuppose que l’esprit humain, le progrès scientifique et l’innovation technologique permettront de faire face à tous les défis liés aux limites planétaires. Au contraire, les changements doivent être à la fois radicaux et immédiats et s’inscrire dans une durabilité forte. Aucune transformation profonde ne pourra être opérée sans passer par une révolution sociale qui rompe avec l’ordre dominant pour amorcer une indispensable décroissance des flux de matière et d’énergie, car celle-ci ne pourra se faire que dans le cadre d’une meilleure répartition des richesses et d’un accès aux ressources socialement juste. Or, le système actuel tend à traiter la crise écologique de manière sectorielle et externe alors qu’il en est la cause principale. Il engendre également des crises économiques, sociales, politiques, démocratiques et aujourd’hui même sanitaires, constituant une crise globale et systémique.

Pour agir, la transformation doit donc concerner la société dans son ensemble: toutes les structures économiques et sociales doivent opérer une mutation, et non seulement l’école n’y échappe pas, mais elle doit devenir un des moteurs de ce changement.

Une école actuelle incapable de répondre aux défis

L’école actuelle, à l’image de notre société capitaliste et productiviste, développe prioritairement et principalement les compétences pour assurer la place de chacun·e dans une compétition généralisée pour l’emploi et les meilleures places de l’échelle socioéconomique, au lieu de développer des compétences permettant de devenir acteurices de l’élaboration de réponses collectives aux différents défis sociaux et d’agir dans le sens d’une transformation du monde. Les objectifs de l’école actuelle et les critères selon lesquels on évalue les performances entrent en contradiction avec la formation de citoyen·nes acteurices des changements nécessaires. Ainsi, afin de répondre à l’urgence climatique et de préparer nos élèves, les citoyen·nes de demain, à relever les défis de notre société, il faut inverser le paradigme de l’école actuelle. La nécessité d’une transition écologique rapide et radicale doit guider notre réflexion sur l’école de demain. Le changement à opérer doit être transformatif au sens de Stephen Sterling, pour mener à un véritable renversement de paradigme permettant de dépasser l’anthropocentrisme. L’éducation doit aujourd’hui répondre à l’urgence, au sens de Dominique Bourg, à savoir le désir de conserver une planète habitable et qui intègre à la fois le climat, le vivant animal et végétal, la santé, l’alimentation et tous les biens communs matériels et immatériels.

Transformer l’école pour transformer le monde

Dans sa thèse «Quel rôle pour l’école dans la transition écologique?», Daniel Curnier, docteur en sciences de l’environnement, propose un modèle éducatif construit sur la base des principes de la durabilité forte où «l’école contribuerait à une transformation des systèmes de représentations et de valeurs mobilisés pour interagir avec le monde. Par extension, le but poursuivi serait une mutation des attitudes, des comportements et des styles de vie qui permettrait l’émergence d’une société juste et respectueuse des équilibres écologiques» et où l’élève serait avant tout considéré «comme un futur citoyen, actif dans la transition vers un autre mode d’organisation sociale». Nos gouvernements n’ont pas pris la mesure de l’état d’urgence et ne prennent pas les décisions qui s’imposent pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous évertuons à rester. L’école a donc un rôle majeur à jouer pour permettre aux citoyen·nes de demain de répondre aux défis de l’Anthropocène. Ce modèle peut se traduire concrètement sur le terrain en mettant en place des mesures qui sont l’objet de revendications que les enseignant·es doivent porter lors de la Grève pour l’Avenir.

Interdisciplinarité, éco-citoyenneté, pensée complexe

L’école doit permettre aux élèves de développer une pensée critique pour appréhender la complexité du monde et devenir acteurices des changements nécessaires. La formation à l’éco-citoyenneté doit permettre de dépasser la notion déjà éculée d’éducation de développement durable.

Concrètement, cela ne sera possible qu’en mettant l’accent sur une véritable évaluation formative, en supprimant les notes et en rendant les élèves co-acteurices et co-décideur·euses de leurs apprentissages.
Pour saisir et agir sur les enjeux de la crise écologique, le développement d’une pensée complexe doit être favorisé chez les élèves. Cela implique de se départir de l’approche segmentée et cumulative actuelle sur laquelle repose la grille horaire. Celle-ci devrait être revue en profondeur, pour aider à créer des liens entre les disciplines favoriser, les décloisonnements, le co-enseignement et la mise en place de cycles d’apprentissage d’une ou plusieurs semaines pour traiter d’une thématique, d’un projet spécifique. Ces transformations ne pourront se faire qu’en allouant des moyens suffisants à l’école et en adaptant la formation des enseignant·es. Une école éco-logique est en effet soucieuse de l’empreinte écologique de ses activités et constituée d’établissements à échelle humaine, aux effectifs de classe réduits.

Reconnexion avec la nature

Un des moyens concrets pour permettre aux élèves de transformer le rapport au monde est de favoriser les liens avec l’extérieur et en particulier la reconnexion avec la nature. Le manuel scolaire et la classe entre quatre murs ne doivent plus être le seul médium d’interaction avec le monde réel: l’expérience directe est indispensable. Il faut notamment simplifier les démarches administratives et logistiques pour organiser des camps, courses d’écoles et autres sorties scolaires, développer les jardins scolaires, soit inverser la logique actuelle et mettre fin à la tendance à l’aseptisation et à la judiciarisation des rapports avec l’extérieur.
Construire cette éducation pour l’avenir afin de construire l’école, mais surtout la société de demain, est un défi majeur: sa réussite dépend de la mobilisation de toustes, notamment des enseignant·es. La Grève pour l’Avenir du 21 mai pourrait en être le premier jalon.

Francesca Marchesini, présidente de la SPG


Ce billet est paru dans le journal L’Educateur · Avril 2021