Billet de la présidente · L’Educateur · Novembre 2020

Le t-shirt dit «de la honte» a soulevé la polémique en ce début d’année scolaire, faisant écho, notamment, à l’actualité française. Ce bout de tissu XXL, au cœur du débat, a passionnément agité la scène politique genevoise pendant plusieurs semaines. Pourtant, si le sujet a fait couler beaucoup d’encre, cette encre semble s’être déjà tarie. N’y en a-t-il qu’une quantité limitée par année consacrée aux questions féministes ou craignait-on, à force de débattre, de toucher enfin le nœud du problème?

Pour situer l’enjeu, les acteurs et les actrices de la sphère scolaire et politique ont été outré·es d’apprendre le 26 septembre que le cycle de Pinchat demandait à ses élèves de revêtir un t-shirt XXL portant l’inscription «j’ai une tenue adéquate» par-dessus leurs tenues jugées inappropriées. La vox populi s’est fortement insurgée contre cette pratique humiliante et discriminante. D’ailleurs, un peu moins de deux semaines plus tard, le t-shirt de la honte tire sa révérence. Sa pratique est suspendue.

Le sujet est clos? Non. Les véritables questions que nous aurions dû nous poser à la suite de cette polémique ont hélas été éludées. La première aurait dû interroger le contexte même dans lequel une telle forme de répression, pour le moins primaire, a pu faire l’objet d’un consensus et la deuxième, découlant de la première, aurait dû engager les partenaires à amorcer une réflexion sur la pertinence de l’adoption de règlements vestimentaires au sein des écoles.


Ce t-shirt n’est en effet que la pointe de l’iceberg dans une institution qui a choisi de ne pas lutter prioritairement contre le sexisme et qui s’inscrit dans la continuité d’une société résolument patriarcale. Dans le cadre de l’organisation de la grève féministe, une association de collégiennes s’était pourtant formée pour dénoncer les discriminations et les violences sexistes qu’elles subissaient, en tant qu’élèves, au quotidien à l’école. Un t-shirt pour couvrir l’indécence avait déjà été évoqué. En 2019, elles n’ont pas été entendues. Il a fallu attendre plus d’une année pour que l’opinion publique s’indigne enfin.

Cela porte un nom: la culture du viol


Pourtant, une fois de plus cet automne, la violence sexiste de la pratique jugée unanimement scandaleuse est minimisée. En effet, la sanction ne s’applique pas qu’aux filles, nous dit-on, et des garçons se voient également affublés de ce stigmate format extralarge, nous dit-on encore. Également? Non. Dès le jour de la rentrée à Pinchat, au nom d’un règlement prétendument neutre, la disproportion est pourtant flagrante: dix filles recouvertes pour deux garçons. Il apparait très clairement que ce t-shirt cherche principalement à couvrir l’inadéquation des filles, à savoir leurs épaules trop dénudées, leur dé-
colleté trop plongeant ou leur nombril trop visible. Si les filles ne peuvent se targuer de l’exclusivité de ce contrôle, elles en sont néanmoins les victimes largement majoritaires. Ce déséquilibre met en évidence les doubles standards construits sur les stéréotypes de genre, et les processus institutionnels qui s’évertuent à contrôler le corps de jeunes filles parfois même pas encore pubères, en leur inculquant sous couvert de bienséance le caractère prétendument irrévérencieux de quelques centimètres carrés de peau apparents.

Si l’on a beaucoup évoqué ce que ce t-shirt enseigne aux jeunes filles, on s’est peu questionné sur ce qu’il enseigne aux garçons. Lorsque l’institution et la société revêtent de honte les jeunes filles jugées indécentes, qu’apprennent les garçons? Que les femmes doivent faire preuve de retenue sous peine d’être sanctionnées, et ce en toute légitimité. Qu’il est normal de porter un regard normatif sur leur tenue, puisque même l’institution se le permet et le formalise. Qu’il est normal de se sentir «provoqué» par une épaule. Alors que le t-shirt enseigne l’asservissement aux jeunes femmes, il enseigne l’impunité aux jeunes garçons, et cela porte un nom: la culture du viol.

De la cuisse à la croix gammée


Il faut également souligner que, lors des innombrables logorrhées argumentatives que nous avons subies cet automne, les épaules, poitrines et cuisses des filles ont parfois été situées au même niveau que des croix gammées ou autres symboles délibérément insultants et provocateurs. Un contre-exemple alibi souvent cité en effet pour justifier l’utilisation du t-shirt pour les garçons. Mais une croix gammée est de facto offensante. Elle s’inscrit non seulement heureusement contre les valeurs prônées par l’institution, mais les doctrines qu’elle symbolise s’inscrivent également contre la loi.
Si, à l’école, un nombril devient aussi offensant qu’une croix gammée, l’institution doit peut-être reconsidérer les principes charriés au nom d’une tenue «adéquate»: le corps d’une femme, à l’inverse de celui de ses camarades masculins, est visiblement intrinsèquement offensant, et l’école est le lieu de l’apprentissage de cette honte incarnée dans la chair. Les garçons, eux, ne véhiculent pas l’offense par leur simple présence, puisque ce sont bel et
bien les symboles dont ils se revêtent qui sont incriminés. Dans ce contexte, comment définir une tenue vestimentaire correcte et adaptée, comme intimé dans l’article 115 de la loi de l’Instruction Publique (LIP)? Les différents établissements genevois se sont adonnés à l’impossible exercice de décliner et d’objectiver cette consigne à travers des règlements se voulant impartiaux et neutres.

Soumission, obéissance


Néanmoins, l’application largement déséquilibrée de ces règlements en défaveur des filles suffit à démontrer que la vraie question qui se pose dans l’espace de cette dichotomie sexiste est celle de la décence des filles. En effet, les codes vestimentaires établissent des normes et assurent, à travers eux, l’adhésion à la norme du groupe dominant. Les codes vestimentaires perpétuent et renforcent ainsi la culture du viol, en faisant porter aux corps des femmes le stigmate de l’hypersexualisation et rappellent insidieusement à ces dernières que leur corps sera toujours problématisé à travers leur tenue vestimentaire.


Pourtant, la droite s’est évertuée à rappeler que si la pratique en soi est douteuse, il n’en est pas moins indispensable d’exiger le respect de l’institution et d’imposer ce respect à travers une tenue adéquate dans les établissements scolaires afin, notamment, de préparer les jeunes au monde du travail. Une hypocrisie qui revêt un caractère grotesque, puisque le rôle de l’école n’est pas, a priori, de servir au grand capital de la main d’œuvre fonctionnelle, mais de former une jeunesse citoyenne à la hauteur des défis démocratiques que suppose la société actuelle. Si son unique but était de préparer la jeunesse au travail, l’école n’aurait plus grand chose à offrir: finis bricolages et éducation physique! Exit latin, adieu histoire de l’art et philosophie! Si la droite n’est plus à une incohérence près, il est en revanche plus inquiétant de constater l’adhésion d’une partie de la gauche à cette rhétorique. Cet acharnement à encenser les valeurs traditionnelles sert en effet principalement à préserver la structure même de l’ordre social, sous-tendue par le patriarcat. Or, la soumission des femmes en est le prérequis majeur. Ce discours illustre bien la tenace obsession d’une société patriarcale pour l’apparence des jeunes filles et confirme, pour paraphraser Naomi Wolf, qu’une société obsédée par l’apparence des femmes n’est pas une société obsédée par la bienséance ni le respect, mais par l’obéissance de ces dernières.

Derrière le discours de façade


Toutefois, la question que doivent se poser les enseignant·es au sein de ce débat est celle du rôle de l’école. En effet, doit-elle perpétuer un ordre social oppressif, ou bien contribuer à transformer la société afin qu’elle soit juste, égalitaire et émancipatrice? La réponse est sans équivoque, puisque l’école, selon la LIP, doit veiller à l’égalité entre tous ses membres et lutter contre toutes les discriminations. Il est donc temps de se saisir de cet objet, et ce même au niveau de l’école primaire, afin de se demander si l’institution scolaire à sa «modeste» échelle (plus de 78 000 enfants et jeunes scolarisé·es à Genève en 2020) ne contribue pas à façonner un monde encore et toujours violent pour ses jeunes filles malgré un discours de façade qui prétend promouvoir l’égalité?

Francesca Marchesini, présidente de la SPG


Ce billet est paru dans le journal L’Educateur · Novembre 2020