L’école dans la contre-révolution capitaliste du travail 

Dans mon précédent billet, j’ai entrepris d’analyser comment la classe dirigeante, par le truchement de l’hégémonie culturelle, s’emploie à délégitimer nos revendications. En façonnant une représentation des enseignant·es comme des privilégié·es et de leurs représentant·es comme des figures outrancières, irrationnelles et étroitement corporatistes, elle œuvre à miner la légitimité de notre lutte collective. J’ai également amorcé une réflexion sur la nécessité impérieuse et incontournable de réinvestir le travail comme espace central de résistance et d’émancipation collective. Cette réflexion s’approfondit aujourd’hui en s’appuyant sur les « déjà-là » communistes et les leviers concrets permettant de faire du contenu du travail éducatif un outil de transformation sociale. Dans cette perspective, Friot et Vasseur décrivent le néolibéralisme comme une contre-révolution capitaliste du travail. Consciente des avancées conquises par des luttes acharnées par les mouvements ouvriers et communistes, la classe dirigeante a réagi en orchestrant le démantèlement des acquis sociaux et à précariser les travailleurs et travailleuses. Dans Vous ne détestez pas le lundi, vous détestez la domination au travail, le sociologue français Nicolas Framont confirme ce constat lorsqu’il écrit : Tout au long du XXe siècle, les conquêtes s’enchainent, au terme de confrontations violentes où les travailleurs et travailleuses, organisé·es collectivement, se heurtent aux intérêts de la classe bourgeoise. Contrairement à ce que l’on raconte dans les livres d’histoire, il n’y a pas eu de « compromis ». Pas plus qu’il n’y eut de « Trente Glorieuses » durant lesquelles la richesse créée en France et dans le monde aurait été miraculeusement partagée entre capital et travail. Tout au long de cette période, la guerre des classes a fait rage, mais la bourgeoisie a
perdu du terrain. Raison pour laquelle, les enseignant·es et plus largement les fonctionnaires doivent aujourd’hui se battre pour préserver non seulement leurs acquis sociaux comme le statut de fonctionnaire, mais également retrouver et affermir leur pouvoir d’agir au travail.

Le statut de fonctionnaire : un acquis à défendre, un modèle à généraliser 

Loin d’être un héritage anachronique ou un privilège usurpé, le statut de fonctionnaire incarne l’un de ces acquis obtenus à force de luttes intenses, inscrivant les travailleurs et travailleuses dans une institution politique d’ampleur macro-sociale, qui se dresse en rempart contre les logiques marchandes et l’emprise du capital. Il considère les salarié·es comme des acteur·trices
citoyen·nes impliqué·es dans la gestion démocratique des services publics, affirmant ainsi une autonomie relative, mais déterminante face à l’État bourgeois. Cette réalité se heurte frontalement aux intérêts de la classe dirigeante, qui voit dans ces droits acquis les prémices d’un dépérissement graduel de l’État capitaliste — non pas sa disparition, mais une réorganisation fondée sur une gestion collective assurée directement par les travailleurs et travailleuses. C’est pourquoi la bataille pour le contrôle de l’État et de ses institutions est âpre et perpétuelle : la classe dirigeante comprend parfaitement qu’il s’agit d’un enjeu stratégique vital pour la préservation de sa domination. En revanche, cette conscience semble bien plus faible au sein des organisations syndicales et professionnelles qui sous-estiment encore l’importance stratégique de ces espaces de contestation et de revendication. Par ailleurs, les fonctionnaires et tout particulièrement les enseignant·es de l’école primaire, abreuvé·es depuis des décennies par le discours stigmatisant de leurs prétendus privilèges, n’osent plus revendiquer ces droits ni défendre ce statut, tant est intériorisée l’idée de son illégitimité. À Genève, ce désengagement, nous l’avons constaté en 2024, lors de la récolte des signatures pour le référendum lancé contre la modification de la LPAC par le Cartel. L’enjeu consistait pourtant à empêcher l’État de se soustraire à l’obligation de réintégrer un·e fonctionnaire licencié·e à tort, obligation que le Conseil d’État jugeait trop contraignante. Le sujet est devenu tellement sensible, presque honteux, que la récolte a été difficile même au sein des associations professionnelles, et le référendum n’a hélas pas abouti. Pourtant, les enseignant·es n’ont pas seulement intérêt à revendiquer ce statut : il est impératif de le défendre comme un bien commun et de l’étendre à l’ensemble des travailleurs et travailleuses. Renforcer et étendre ce pouvoir d’agir l’ensemble de la population constitue un enjeu crucial pour permettre à la société d’affronter, de manière collective et solidaire, les défis sociaux et écologiques qui se dressent à nos portes.

Lutter pour une gestion collective et publique des services

L’éducation n’échappe pas à l’offensive du capital contre le travail. Si l’école demeure pour l’instant relativement protégée des assauts directs du marché, les enseignant·es sont néanmoins en première ligne face à cette dynamique de dépossession.

Coupes budgétaires, multiplication des réformes managériales, réduction des moyens alloués à l’éducation : autant de stratégies visant à affaiblir la profession en la soumettant aux logiques de rentabilité. Dans le cadre du capitalisme, « le rapport de domination s’inscrit au cœur même du travail ». Cette domination ne saurait se réduire à l’exploitation salariale, entendue comme la captation d’une part du travail sous forme de profit. Elle s’étend à l’ensemble des mécanismes de structuration du travail, en déterminant non seulement ce qui est produit, mais également les modalités de sa production et les finalités qui lui sont assignées. Par ce biais, le capital impose ses logiques de contrôle, de rentabilité et de subordination aux domaines du savoir, du soin et des services publics, reléguant ainsi les professionnel·les du terrain au rang d’exécutant·es. Cette « inversion capitaliste de la production », pour reprendre les termes de Friot et Vasseur, nie la souveraineté des travailleurs et travailleuses, réduit les produits du travail à de simples marchandises et transforme le travail en vecteur de domination. D’ailleurs, percevoir encore les services publics comme des espaces préservés de la marchandisation revient, paradoxalement, à les référer à la norme capitaliste, comme si leur légitimité ne pouvait s’envisager qu’en négatif du marché. Or, la véritable rupture réside dans la reconnaissance de leur fonction fondamentalement politique : ils ne sont pas simplement exclus du marché, ils sont le produit d’une validation collective et publique, émancipée des logiques de profit. Réduire cependant cette validation collective à la seule action de l’État serait une erreur. Car l’État, loin d’être une entité autonome, agit toujours sous l’influence des rapports de force qui le traversent. Il n’agit qu’à travers les collectifs de travail qui le composent — enseignant·es, soignant·es, chercheur·euses, artistes, etc. — dont les intérêts sont souvent en contradiction directe avec ceux des directions.

L’enjeu ne réside donc pas uniquement dans la défense des services publics contre leur marchandisation, mais bien dans l’affirmation du pouvoir des travailleurs et travailleuses dans leur gestion, face à un État qui tend structurellement à préserver la propriété lucrative et à garantir la perpétuation des dominations.

L’école, lieu de résistance et d’émancipation

Dans ce contexte, les enseignant·es constituent déjà une brèche majeure dans l’édifice capitaliste. Leur rémunération, assurée par la collectivité, et leur mission, intrinsèquement tournée vers l’intérêt général plutôt que vers l’accumulation de profit, les placent au cœur de formes de travail échappant encore – partiellement – aux impératifs du marché. Mais cette position d’exception est aujourd’hui violemment remise en cause. Les attaques contre l’éducation ne sauraient être réduites à une stricte question budgétaire : elles participent d’un projet plus vaste de disqualification du travail collectif et démocratique, dont la reconnaissance est pourtant constitutive du service public. Face à cette offensive, la riposte ne peut se cantonner aux arènes parlementaires et technocratiques. C’est dans les salles de classe, dans les écoles et au sein des collectifs syndicaux que se joue véritablement la bataille. Pour que l’école devienne un véritable outil d’émancipation, les enseignant·es doivent réaffirmer leur pouvoir d’agir. D’ailleurs, Friot et Vasseur le rappellent : « Mettre le pouvoir dans l’écrasement du travail, c’est aussi mettre la révolution dans les mains des travailleurs et faire du mode de production le lieu central de la lutte des classes pour leur émancipation ». Il s’agit donc non seulement de s’opposer avec détermination à la marchandisation de l’école, qui réduit élèves et enseignant·es à de simples vecteurs d’adaptabilité économique, là où ils et elles devraient être les protagonistes actif·ives d’une transmission libératrice du savoir, mais également de revendiquer le droit de concevoir et organiser collectivement le travail éducatif, d’en définir souverainement les contenus et les finalités. Toutefois, cette reconquête ne peut être effective sans comprendre les mécanismes précis de notre dépossession. À Genève, cette offensive contre notre pouvoir d’agir ne date pas d’hier : elle s’est organisée à travers des réformes successives, des logiques managériales importées du privé et une mise sous tutelle progressive du travail enseignant. Dans le prochain article, nous analyserons comment cette dépossession a été orchestrée et comment nous pouvons, collectivement, la renverser.

Francesca Marchesini, présidente

Paru dans l’Educateur du mois d’avril 2025.