Détour par la co-intervention genevoise : encore une inclusion au rabais ?
À Genève, la mise en œuvre de la co-intervention a conduit à « intégrer » des élèves dans des classes régulières sur la base de critères standardisés, sans analyse contextuelle approfondie, ni concertation des équipes éducatives et, de ce fait, sans adaptation aux besoins spécifiques de chacun·e. Ces affectations, opérées dans des environnements souvent inappropriés, engendrent des situations potentiellement délétères, notamment pour les élèves présentant des troubles du spectre autistique, dont la réactivité accrue aux stimuli sensoriels comme les bruits, les odeurs ou les contacts est bien documentée. Lorsque ces élèves manifestent leur inconfort de manière visible ou parfois violente, les stigmatiser comme « problématiques » est non seulement injuste, mais également réducteur, car le véritable problème réside dans l’absence de prévoyance et les carences d’aménagements adaptés. Ces lacunes sont le résultat de politiques budgétaires qui persistent à sous-investir dans les infrastructures scolaires, compromettant ainsi le bien-être de l’ensemble des élèves et des équipes éducatives. En effet, les aménagements nécessaires pour certain·es élèves bénéficieraient en réalité à toutes et tous, dans des bâtiments souvent vétustes, surchargés, inadéquats, mal isolés et mal insonorisés, où enfants comme adultes subissent l’impact d’un environnement peu propice à l’apprentissage et au travail.
Des normes dépassées
Par ailleurs, les écoles genevoises, déjà surchargées en raison d’un manque persistant d’anticipation des communes dans la planification des infrastructures scolaires, voient leur capacité d’accueil initiale largement dépassée. Ce surpeuplement chronique force à reconvertir des espaces pédagogiques essentiels, tels que les bibliothèques, en salles de classe supplémentaires, au détriment de la qualité éducative. Dans certaines écoles, le nombre d’élèves dépasse substantiellement les normes prévues, engendrant une promiscuité propice aux tensions, favorisant notamment les bousculades dans les couloirs et encombrant les cours de récréation, ce qui altère le climat scolaire. En sacrifiant des espaces éducatifs cruciaux et en compromettant les conditions d’enseignement et d’apprentissage, les autorités communales et cantonales non seulement échouent à répondre de manière effective aux besoins spécifiques de certain·es élèves, mais exacerbent les inégalités systémiques et complexifient le travail des enseignant·es. Ainsi, ce sont précisément ces professionnel·les, déjà en première ligne pour pallier les insuffisances structurelles, qui sont sommé·es de porter les conséquences d’un déficit prolongé d’anticipation et de moyens. Dans ce contexte, il est indéfendable d’imputer aux enseignant·es la responsabilité de ces échecs structurels, alors qu’iels subissent chaque jour des conditions de travail gravement compromises par une vision superficielle de l’inclusion, incapable de se réformer ou d’investir enfin dans des solutions viables et durables.
Un personnel éducatif marginalisé
Cette situation révèle une violence symbolique et systémique infligées aux élèves fragilisé·es par des conditions d’apprentissage inadaptées, qui, en réponse à leur souffrance, adoptent parfois des comportements violents. Cette violence, bien qu’elle constitue une réponse à une agression d’abord institutionnelle, n’en demeure pas moins perturbatrice pour les autres élèves et les professionnel·les chargé·es de les accompagner. Or, sans une formation adéquate, un encadrement solide et un soutien continu, ces professionnel·les peuvent se sentir démuni·es face à ces enjeux. Face à ces défis, il est crucial de doter les enseignant·es non seulement de moyens matériels et humains, mais également d’espaces de réflexion professionnelle tels que notamment la supervision. La supervision, entendue comme un dispositif d’accompagnement encadré par une ou un professionnel·le extérieur·e, permettrait en effet aux enseignant·es d’analyser leur pratique, de bénéficier d’un soutien émotionnel face à des situations éprouvantes, et d’acquérir des outils pour gérer des défis complexes. Un tel espace de prise de recul et de soutien renforcerait leurs capacités à répondre aux besoins variés des élèves tout en prévenant leur épuisement professionnel.
Ainsi, loin de renforcer l’école inclusive, cette première phase de la co-intervention déployée sans l’implication et l’encadrement des professionnel·les concerné·es au premier plan, risque au contraire de l’ébranler durablement, tout en laissant peser sur les enseignant·es le poids de son échec. Élaborés dans les bureaux du département, des directions générales et avec la participation des directions d’établissements, ces projets sont définis par des professionnel·les loin du terrain dont les compétences pédagogiques ne surpassent en rien celles des enseignant·es. En marginalisant le personnel éducatif dans la conception des dispositifs, ce dernier est exposé sciemment à des difficultés pourtant prévisibles. Si prendre des décisions « entre soi » peut donner l’illusion d’une plus grande efficacité, cette approche « descendante » prive le corps enseignant de l’appropriation nécessaire des dispositifs, les empêchant ainsi de renforcer leur expertise et d’exercer une véritable maitrise dans leurs pratiques quotidiennes. L’absence d’une stratégie concertée visant à accompagner les enseignant·es dans leur montée en compétences et à garantir leur adhésion au processus compromet gravement la réussite de ces projets et in fine de l’école inclusive. Un développement professionnel insuffisant, associé à un manque de soutien concret, compromet leur capacité à mettre en œuvre ces dispositifs avec succès. Sans cette agentivité cruciale pour nourrir leur sentiment de compétence et d’efficacité, il est illusoire d’espérer une mise en œuvre pérenne et performante de l’inclusion.
Inclusion ou illusion ? La défaillance d’un système qui perpétue les inégalités
La politique d’inclusion actuelle, en imputant aux enseignant·es la responsabilité de son échec, vise à masquer les défaillances structurelles profondes et les nombreux impensés du système. Une école véritablement inclusive ne saurait exister sans une réflexion radicale sur le fonctionnement de l’enseignement régulier, afin de le rendre moins normatif, moins cloisonné et davantage en adéquation avec les réalités contemporaines. Il est en effet illusoire de prétendre intégrer des élèves dans un système qui n’a jamais été conçu pour les accueillir dans des conditions dignes et respectueuses de leurs besoins spécifiques. Lorsqu’il est question d’école inclusive, le débat se limite trop souvent à la prise en charge des handicaps visibles ou invisibles. Pourtant, il est impératif aujourd’hui de reconnaitre que l’école joue également un rôle central dans la reproduction des inégalités sociales. Comme l’a révélé la dernière enquête PISA, la Suisse demeure, plus encore que la majorité des pays de l’OCDE, marquée par une forte corrélation entre l’origine sociale et le parcours scolaire des élèves. Les solutions pour réduire ces disparités sont pourtant identifiées et solidement documentées : l’élimination du redoublement, le report de l’orientation scolaire, la promotion de classes hétérogènes ou multi-degrés. Cependant, comme souligné précédemment, le facteur déterminant de la réussite des élèves réside avant tout dans la qualité de la formation initiale et continue des enseignant·es. C’est grâce à cette expertise pédagogique, renforcée par un développement professionnel continu, que des attentes élevées peuvent être maintenues et un accompagnement réellement adapté offert aux élèves. Par ailleurs, cette démarche ne peut se concrétiser que dans des conditions de travail dignes, permettant aux enseignant·es de déployer pleinement leurs compétences au service d’une école réellement ambitieuse.
La forme au détriment du fond
De plus, comme cela a déjà été souligné, les recherches montrent que la réussite d’une école inclusive repose directement sur le sentiment de compétence des enseignant·es. Dès lors, une politique qui viserait une école véritablement inclusive rendrait la parole et un véritable pouvoir décisionnel aux professionnel·les qui, chaque jour, œuvrent sur le terrain pour concrétiser cette ambition. Pourtant, comment réagit la CIIP face aux préoccupations exprimées par les représentant·es des associations professionnelles ? Elle choisit d’attaquer la forme, éludant ainsi tout débat de fond. Cette stratégie d’intimidation n’a d’autre objectif que de réduire ces voix critiques au silence et d’empêcher toute remise en question des carences structurelles du système éducatif. Ce silence imposé dépasse cependant la simple gêne face aux critiques. En réalité, une école qui reproduit les inégalités sociales sert un ordre social qui convient parfaitement à ces responsables politiques. En effet, tant que l’école perpétue ces inégalités, elle maintient et renforce un système social profondément favorable à leurs intérêts. Ainsi, lorsque les discours se parent de beaux mots tout en dévoyant les valeurs fondamentales de l’école, c’est précisément pour dissimuler ses véritables enjeux : pérenniser un système éducatif fondamentalement inégalitaire tout en feignant de le rendre plus équitable.