« Tout laisse à penser aujourd’hui que la langue française va très mal. Le vocabulaire se rabougrit, la syntaxe s’effondre. » 

Arrêtons-nous quelques instants sur ce constat désolé du non moins désolant « philosophe » Alain Finkielkraut, membre de la superfétatoire Académie française. Le déclin de la langue constitue l’un des fantasmes les plus vivaces de cet amoureux autoproclamé du français. Depuis le début du siècle précédent, de nombreux auteurs annoncent régulièrement avec force et fracas son proche trépas. Inquiétude fondée ou véritable fonds de commerce réactionnaire comme dirait le linguiste Bernard Cerquiglini ? La longévité et la constance de ce discours tendent à lui donner raison. En 1909, en effet, Gustave Lançon se tourmentait déjà au sujet de La Crise du français. En 1923, André Thérive se questionnait Le Français, langue morte ? En 1931, André Moufflet nous enjoignait à nous battre Contre le massacre de la langue française. En 1971, Jacques-Olivier Grandjouan dénonçait ce qu’il n’appelait rien de moins que Les Linguicides. En 1976, Jean Thévonot avertissait Hé la France, ton français fout le camp. En 2014, Jean Maillet admonestait Langue française, arrêtez le massacre et constatait en 2016 Le massacre continue. Ce n’est certes pas la mesure ou même l’objectivité qui caractérisent ces propos déclinistes, mais il faut néanmoins s’interroger sur leur perpétuation alors qu’ils sont continuellement invalidés par la récurrence même de leur existence.

Dans les faits, le vocabulaire se renouvèle en effet en permanence, mais les structures syntaxiques du français ( l’ordre des mots dans la phrase ) sont, quant à elles, extrêmement stables, soulignent Hoedt et Piron. De plus, si la syntaxe constitue l’architecture de la langue, sur le plan morphologique notre système matriciel de création de mots est particulièrement opérant. Ainsi, loin de l’agonie pronostiquée tant de fois de manière si déclamatoire, le français évolue et c’est bien la preuve de sa vitalité : une langue qui n’évoluerait plus ne serait rien de moins qu’une langue morte. Dans la lignée de la grande tradition conservatrice, ces pourfendeurs de la langue ne défendent donc pas le français, mais leur français, marquant du sceau de la déviance les pratiques s’éloignant du bon usage – défini évidemment par eux-mêmes – qu’ils s’évertuent à imposer comme outil de leur distinction. Si toutes les langues se confrontent à leur propre évolution à travers une langue en partie renouvelée, parlée par les locutrices et locuteurs les plus jeunes, les Français ajoutent, selon Cerquiligni, à leur attachement traditionaliste « un amour ombrageux de la langue, leur habituelle nostalgie d’une grandeur enfuie, un purisme que des siècles de prescriptions grammaticales ont affermi. Desservant le culte de la norme, ils tiennent toute variante pour une hérésie ». Si le français, loin de mourir au contraire, s’adapte et évolue, comment sont entretenus ces fantasmes mortifères, trop peu moribonds ? Comment les « Immortels », portés par la classe dirigeante, propagent ce discours décliniste invalidé par toutes les recherches scientifiques ? En asservissant la langue à l’un de ses outils : l’orthographe.

 Le sacre de l’orthographe

Au cours du XIXe siècle, l’importance de l’orthographe à l’école croît uniment. Alors que moins d’un quart des Français·es parlent français, en 1830, sont envoyés dans tout le pays les « hussards noirs » de la République pour enseigner le français à tous·tes les enfants. Une demande croissante de la société en secrétaires ou autres fonctionnaires nécessite une formation plus accrue et spécifique à l’écriture et donc ce que Chervel appelle un « enseignement actif » de l’orthographe. Selon Hoedt et Piron, cette période correspond également à une complexification délibérée de l’orthographe elle-même. L’Académie introduit dans son dictionnaire de 1835 des consonnes doubles ou des consonnes étymologiques qui n’existaient pas auparavant ( comme le y de analyse ).

Durant la montée des nationalismes, la troisième République enseigne l’orthographe comme l’hygiène, dans une visée patriotique et militariste. En trois générations, l’orthographe devient la matière principale et son enseignement la fondation de l’ensemble des pratiques pédagogiques. C’est ainsi que l’orthographe devient l’ADN de l’école.

L’historien André Chervel démontre que la grammaire scolaire n’est en réalité qu’un manuel d’orthographe. Il ne s’agit pas tant de comprendre que d’apprendre. La grammaire scolaire, en opposition à toute grammaire descriptive, met au point une batterie d’étiquettes mal pensées, entièrement dédiées à la graphie. Loin de développer le moindre esprit critique, elle s’évertue au contraire à l’anesthésier en conduisant les jeunes francophones à ne se poser qu’une seule question : comment ça s’écrit ? Quelle ironie que l’école se soit convertie à la religion de l’orthographe au moment même où elle prétendait s’affranchir de toute forme de théisme en se déclarant laïque !

Pivot strikes back

La manière dont cette orthographe hypostasiée s’impose à l’école primaire tout au long du XIXe siècle finit par établir une corrélation symbolique entre le niveau de maitrise du code et le niveau intellectuel. Si l’orthographe devient l’étalon de mesure du niveau scolaire, il n’est donc pas étonnant que les ministres de l’éducation en France s’affolent devant la baisse documentée du niveau d’orthographe des élèves du CM2. En 2021, le ministère de l’Éducation nationale publie une note sur leur performance en orthographe. Une enquête a en effet été réalisée en 1987, en 2007 et 2015 et la même dictée a été soumise aux élèves. La baisse constatée pour chaque période d’observation entre 1987 et 2015 se poursuit en 2021, déplore la note ministérielle. En 2021, les élèves font en moyenne 19,4 erreurs contre 10,7 en 1987. Cette vision orthographiste de l’école, qui ne distingue pas l’écrire de sa graphie, érige la dictée en apogée de l’acte d’enseignement et établit une confusion préjudiciable entre le niveau de langue avec le niveau d’orthographe. Or, la dictée n’apprend pas à écrire, elle apprend au mieux à graphier. Pourtant Jean-Michel Blanquer, qui ne s’est pas illustré par ses qualités de pédagogue, twittait en 2017 : « l’enseignement systématique et rigoureux de la grammaire et du vocabulaire pour une orthographe solide : la dictée quotidienne doit devenir une réalité à l’école élémentaire. » Il a dû oublier qu’il est attendu un peu plus aujourd’hui des élèves que de savoir lire, écrire et compter. Même si l’école consacre encore beaucoup trop de temps à enseigner toutes les irrégularités illogiques du français, les curricula des autres disciplines sont devenus plus ambitieux dans le but de former des citoyen·nes sachant penser et non des machines à écrire.

Cui bono

Si sa facilité d’évaluation et le rituel de la dictée a permis le triomphe de l’orthographe à l’école, il faut se demander ce qui justifie l’acharnement idéologique à « sauver », non pas la langue française – langue officielle dans trente-sept États, deuxième langue du monde sur le plan géopolitique – qui n’a, admettons-le, nullement besoin d’être sauvée – mais bel et bien principalement cette orthographe rendue artificiellement, délibérément et inutilement compliquée. L’objectif de cette complexification apparait explicitement en 1694 dans les cahiers préparatoires du tout premier dictionnaire de l’Académie française : « l’orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes. »

Si la linguiste et stylisticienne Laélia Veron badine en indiquant que l’on s’y réunit à quarante pour dire n’importe quoi sur la langue, Victor Hugo qualifiait déjà le dictionnaire de l’Académie comme l’une des plus tristes pauvretés que l’on puisse faire à quarante.

Ainsi, l’orthographe telle que professée par l’école Républicaine devient, dans cette perspective, un outil de domination, raison pour laquelle il est indispensable d’entretenir la confusion entre la langue et l’outil.

Distinguer pour mieux dominer

Pierre Bourdieu montre dans La distinction que les pratiques culturelles, qui seraient en apparence le fruit de préférences individuelles et personnelles, dissimulent en réalité une logique sociale qui se superpose à la lutte des classes puisqu’elles sont hiérarchisées. Ainsi cette « distinction » devient un outil de légitimation de la classe dominante qui se distingue notamment par sa « bonne » orthographe. Ainsi intériorisée, elle contribue à faire paraitre la reproduction sociale comme « naturelle ». La préoccupation majeure du locuteur ou de la locutrice francophone dès l’âge de 4 ans devient très vite d’éviter de commettre des fautes, ou de pointer celle des autres.

À travers cette orthographe sacralisée, ce n’est donc pas la langue qui est enseignée à l’école, mais bien la distinction de la classe dominante. En érigeant l’orthographe comme l’objet même de cette distinction sociale, l’école contribue à reproduire les inégalités sociales.

Ce n’est donc pas pour l’amour de la langue que la droite dirigeante et réactionnaire consacre tant d’énergie à obvier à l’évolution de la langue et de son orthographe, mais bien parce qu’à travers elles, c’est la légitimité même de sa domination qui est remise en cause.

 

Francesca Marchesini, présidente de la SPG

Paru dans lÉducateur, février 2023

Image générée avec Dall E