S’il faut comprendre la question posée en titre comme une boutade, lors des discussions qui ont animé les différentes instances du Cartel intersyndical ces dernières semaines s’est régulièrement posée celle de son rôle politique.

L’assemblée des délégué·es ( AD ) a refusé ce 14 novembre un accord comprenant une indexation des grilles salariales de 2,42 % ( au lieu de 1,35 % ), le versement de l’annuité rétroactive en cas de comptes bénéficiaires et l’engagement de 488 postes. Si le protocole avait pourtant convaincu la majorité des délégué·es, l’alliance de l’UNION, de l’UPCP et du SSP ne lui a pas permis de recueillir les deux tiers des voix nécessaires selon les statuts. Que les associations représentatives du personnel de police et de l’enseignement secondaire II ne se situent pas exactement à gauche de l’échiquier politique genevois est un secret de polichinelle relevant de la tautologie. L’UPCP et l’UNION serinent qu’elles priorisent l’intérêt de leurs membres. La question des postes ne concernerait ainsi pas le Cartel puisqu’elle relève du politique alors que son champ d’action devrait visiblement se limiter à la dimension syndicale.

Une revendication basique et légitime

Toutefois, l’État n’est pas seulement coercitif, il doit également assurer les services auprès de la population et la redistribution des richesses, comme moyen d’assurer des conditions de vie égales à toutes et tous. Aussi, si la défense de la qualité des services publics relève du politique, l’engagement des postes pour assurer son bon fonctionnement impacte aussi directement les conditions de travail des fonctionnaires travaillant notamment dans les secteurs du care ( soin, éducation ), mis tout particulièrement à mal par les coupes budgétaires et le manque de postes. En refusant un accord qui tente d’en assurer un certain nombre, le Cartel peut-il encore se réclamer de gauche ? Cette accointance soudaine entre le SSP d’un côté et l’UNION et l’UPCP de l’autre, peut-elle ou doit-elle être perçue comme deux extrêmes qui se rejoignent dans l’hémicycle politique pour défendre des intérêts communs quel qu’en soit le prix pour le reste de la fonction publique et de la population ? Ne pas céder au chantage des mécanismes salariaux contre l’engagement de nouveaux postes est la juste ligne du Cartel. Mais son bureau dans le cadre des négociations qu’il a été mandaté de mener a été vivement critiqué, tant publiquement qu’à l’interne, accusé notamment de se « coucher » trop vite devant un Conseil d’État qui aurait surtout cherché à le manipuler. J’y reviendrai plus tard, mais j’ouvre une parenthèse ici pour souligner le caractère particulièrement sexiste et misogyne de ces vitupérations. Le fait est, cependant, que voir un budget refusé pour la deuxième fois consécutive est un risque réel dont le Cartel devrait aussi tenir compte. Ces considérations sont à inscrire dans un contexte social, économique et politique dépendant de facteurs qui dépassent largement le cadre des négociations entre l’exécutif genevois et le Cartel. Il est à ce stade difficile de déterminer s’il est plus de gauche de s’arcbouter pour préserver ses conditions de travail ou de lutter pour la qualité des prestations en essayant de sauver des postes.

La progression salariale relève d’un mécanisme légal et constitue une revendication somme toute basique et parfaitement légitime. Il s’agit de fait de nos droits syndicaux parfois chèrement acquis par la lutte militante. L’étiolement de ces derniers est d’ailleurs documenté et s’inscrit dans une dynamique d’offensive contre les services publics affectant directement et indirectement la qualité de leurs prestations, dégradation que nous constatons et déplorons sur le terrain au quotidien. 

Comme des gladiateurs dans une arène

Le 22 novembre, une nouvelle version de l’accord, comprenant une indexation de 2,44 %, est soumise au vote d’une nouvelle AD du Cartel qui rallie cette fois la majorité absolue. Pourtant le lendemain, quelques heures avant la signature de l’accord, la commission des finances ( COFIN ) s’arroge le droit de s’immiscer entre les associations représentatives du personnel et leur employeur, le Conseil d’État. Elle refuse le projet de loi ( PL 13179 ) visant à suspendre l’annuité, se substituant ainsi à l’employeur, se targuant de faire mieux pour la fonction publique que la fonction publique, en coupant néanmoins cinquante postes au budget. Se comportant ainsi en véritable mâle alpha, ces députés de « gauche » n’ont pas hésité à imposer leur vision, alors même que dans le cadre d’un partenariat social enfin constructif, employeur et employé étaient parvenus à se mettre d’accord. Comme le définit la sociologue Christine Delphy, « l’amitié de nos amis est du paternalisme : une bienveillance qui comporte nécessairement une bonne dose de mépris, mieux, une bienveillance qui ne s’explique que par le mépris. Ils se mêlent de nos affaires parce qu’ils nous estiment incapables de nous en occuper ». Le paternalisme tend à imposer une domination sous couvert de protection et comme nous le verrons, ce mécanisme se retrouve aussi dans les instances du Cartel.

Selon le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, il ne peut y avoir qu’une seule gauche qui va au bout des valeurs dont elle se réclame. Si la droite peut être nuancée et ce, de manière objectivable par des degrés divers de discriminations ou de violences, la gauche ne peut par définition qu’être radicale. Ainsi, quand la gauche se comporte comme le PLR, il faut en déduire qu’elle est de droite. Dans nos sociétés patriarcales, l’anthropologue Rita Laura Segato explique que « le sujet masculin est devenu le modèle de l’humain et le sujet paradigmatique de l’énonciation dans la sphère publique ». Ainsi, la conception du pouvoir est nécessairement adossée à une conception de ce qui relève des masculinités telles que façonnées par le monde social.

Le Cartel est quant à lui un lieu de performation du pouvoir qui reproduit à petite échelle la manière dont le politique se déploie et structure la vie publique. Le champ politique dans lequel le Cartel inscrit son action, qu’il le veuille ou non, est encore perçu comme une arène dans laquelle s’affrontent des gladiateurs. Un système qui valorise la violence ou la domination comme mode de gouvernance et de communication permet aux plus agressifs de s’imposer et monopoliser l’espace. La gauche et peut-être tout particulièrement l’extrême gauche, tout comme le Cartel, sont des univers encore hyper masculins et blancs. La violence impensée de ces espaces doit sa perpétuation à ce que la juriste Mathilde Viot qualifie « d’une cécité collective qu’il faut voir comme lieu où le féminisme n’est pas encore allé assez loin ».

L’habitus militant défini par un rapport de domination ne permet pas de mener des discussions constructives et d’aboutir à des consensus. Ces réunions interminables tournées essentiellement vers l’expression permettent principalement à celles et ceux qui parlent bien et fort de s’imposer en s’écoutant parler, reproduisant invariablement les mêmes discours et reformulant les idées déjà exprimées pour s’en approprier la maternité, et produisent finalement plus de vent qu’elles ne nous rapprochent de nos objectifs. Ces ego trip polluent le Cartel et le rendent difficile à fréquenter pour de nombreux·ses délégué·es qui fuient ses instances, dont les femmes qui doivent encore concilier leur vie militante et familiale. Ces dysfonctionnements ne persistent que parce qu’au-delà du discours, ils s’inscrivent dans un fonctionnement profondément misogyne et un rapport au pouvoir particulièrement masculiniste. Nous aurions tout à gagner à mettre en place des mécanismes plus mesurés dans nos rapports avec les autres et à limiter l’annexion de nos espaces de paroles par celles et ceux qui ont des intérêts personnels à se faire valoir au sein du Cartel.

Idéaux désincarnés

Si la gauche ne peut être qu’absolue, elle ne peut se matérialiser à travers un fonctionnement qui tend par définition à s’imposer en dominant l’autre. Il faut donc ramener un peu de raison dans la manière dont les hommes performent le pouvoir. Au début de l’article, je demandais si le Cartel est de gauche. En tant que faitière syndicale, il est certes situé à gauche politiquement, mais il n’en va pas de même pour les individus qui le composent et il faut peut-être rappeler que celles et ceux qui ont refusé de signer un accord sont à peu de choses près les mêmes qui ont refusé d’adopter une charte pour lutter contre les violences sexistes. Tout comme les député·es de la COFIN et pour reprendre les propos de Christine Delphy, « le fait de ne pas être des individus directement et premièrement impliqués, ne semble pas pour eux constituer un obstacle à la prise de position. Ils pensent que leurs opinions sont non seulement aussi valables que celles des individus ( concernés ), mais mieux, qu’elles sont plus valables ».

Si tant est que l’on définisse la gauche comme la lutte pour l’Égalité entre tous les individus, tant que le politique sera perçu comme un lieu de combat, d’expression de la force et que ses acteurs s’imposeront en s’adossant à des mécanismes profondément misogynes, les hommes de gauche ne seront pas vraiment de gauche et la gauche se contentera de porter des idéaux désincarnés.

Francesca Marchesini, présidente de la SPG

Paru dans l’Éducateur, décembre 2022

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