S’il est une chose qu’il convient de souligner, c’est l’important travail effectué ces dernières années par les féministes pour donner de l’intelligibilité aux violences sexistes et sexuelles. Elles ont su mettre en évidence le système qui oppresse les femmes tous les jours, partout dans le monde. L’oppression des femmes se distingue par sa polymorphie et ses formes peuvent varier d’un pays à l’autre. Nonobstant, l’anthropologue Rita Laura Segato définit le patriarcat, ou les relations de genre fondées sur l’inégalité, comme « la structure politique la plus archaïque et la plus persistante de l’humanité ».

Les violences sexistes et sexuelles constituent un agrégat que permet d’appréhender le concept de continuum féminicidaire développé par l’historienne Christelle Taraud. Les expressions les plus extrêmes de la domination masculine, telles que le féminicide, y sont préparées par des habitus, des comportements et des imaginaires qui construisent une délégitimation, une domestication et une réification des femmes et du féminin. Les normes associées aux stéréotypes de genre hiérarchiquement bicatégorisées sont parfois tellement incorporées qu’elles peuvent être perçues comme « naturelles ». Les rapports de domination structurant nos sociétés s’en retrouvent totalement invisibilisés. Si le sexisme et les violences qui en découlent sont aujourd’hui théoriquement admises et identifiées comme telles, il est encore parfois difficile de montrer qu’elles s’inscrivent dans un système et qu’elles ne dépendent pas d’individus en particulier ou de cultures perçues comme plus ou moins sexistes. En effet, le libéralisme social et politique nous conduit à appréhender et penser la réalité à partir des individus, comme si ces derniers pouvaient être bons ou mauvais par essence et totalement libres, dépourvus de tout déterminisme social. Ainsi, un homme qui tue ou viole une femme serait forcément un monstre, seul responsable de ses actes. Occulter les déterminismes sociaux dans lesquels s’inscrivent les actes des individus, dispense la société d’interroger ses structures de pouvoir. 

On ne nait pas sexiste, on le devient …

Ce report de responsabilité relève d’une logique libérale qui transforme les enjeux politiques en enjeux individuels, éthiques et moraux, ce qui permet entre autres de maintenir la société telle qu’elle est actuellement organisée. Dépouiller les luttes contre toutes les formes de discrimination de leurs enjeux politiques, éclipse la responsabilité systémique et inhibe tout questionnement des structures de pouvoirs en place. S’il faut évidemment lutter contre les comportements problématiques, il est impossible de les dissocier du contexte social dans lequel ils s’inscrivent. Les individus ne naissent pas sexistes, ils sont élevés dans une société sexiste et le deviennent. Pour lutter durablement contre les comportements individuels sexistes et éviter qu’ils ne soient reproduits, il faut impérativement remonter à leur source, soit aux structures de pouvoir régissant notre société, qui leur permettent de se déployer. Celles-là mêmes qui avantagent systématiquement les classes dominantes au détriment du reste de la population. Dans la majorité des situations, ce sont justement les membres des classes dirigeantes qui moralisent les enjeux politiques afin de préserver les structures de pouvoir en place et continuer ainsi à naviguer en leur sein tout en les aménageant pour se conforter et conserver leur privilège la conscience tranquille.

Aussi, si les individus peuvent évidemment être plus ou moins sexistes, le cadre culturel et politique dans lequel s’inscrivent les violences sexistes et sexuelles est intrinsèquement patriarcal. Le fait que les femmes en 2023 assument encore la majorité des tâches ménagères et éducatives, qu’elles sont toujours moins rémunérées que les hommes et qu’elles sont induites à diminuer leur taux de travail constituent autant de faits sociaux aujourd’hui reconnus depuis la deuxième vague féministe qui les détermine à assumer gratuitement un travail conséquent ne bénéficiant d’aucune reconnaissance sociale et financière péjorant à la fois leur qualité de vie et leur retraite.

En Suisse, la grève constitue un refus collectif de travailler, dans le but d’obtenir des conditions de travail plus adéquates déterminées de la part d’un employeur. S’il n’est pas possible de faire grève contre le sexisme, il est en revanche possible de se mobiliser contre les manifestations de ce sexisme sur notre lieu de travail. Les institutions d’une société reposant sur des régimes de forces et des structures de pouvoir ne peuvent évidemment qu’être structurellement imprégnées par les rapports de domination qui la constituent. Non seulement, le Département de l’instruction publique ne fait pas exception, mais il a de plus, ces dernières années, fait la démonstration de sa maitrise particulièrement erratique sur la question des discriminations de genre. Son refus de remplacer la responsable des questions d’égalité et prévention de l’homophobie par une personne réellement qualifiée ne montre que le mépris ou du moins le peu d’intérêt que le département a choisi d’accorder à ces thématiques.

Pour le respect du temps partiel

En 2019, dans le cadre de la préparation de la grève féministe, la SPG a revendiqué un vrai respect du temps partiel, plus de flexibilité favorisant une conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle. Malheureusement, non seulement aucune amélioration notable n’est observée, mais force est de constater qu’à certains égards le système s’est même davantage rigidifié. De nombreuses directions d’établissement exigent encore de leurs collaboratrices qu’elles assistent à des séances ou des formations convoquées sur leur jour de congé. Globalement, il faut relever l’attention moindre portée à une répartition équitable des formations ou des séances sur les différents jours de la semaine. En somme, il est communément admis que les enseignantes du primaire doivent plus ou moins se tenir à disposition du DIP en tout temps, quel que soit leur taux de travail, et ce même si elles exercent une activité accessoire.

Par ailleurs, s’il est de bon ton de déplorer le désintérêt des enseignantes par rapport à leur formation, le cadre même du dispositif est peu questionné. De plus, lorsque des enseignantes cherchent à se former malgré les contraintes administratives, organisationnelles, financières et temporelles, il est regrettable qu’elles soient découragées par une politique à la fois rigide dépourvue d’une quelconque vision et de la moindre envergure. Des collègues se sont par exemple vu refuser la participation à des formations réservées au postobligatoire. Sans doute a-t-on considéré les maitresses du primaire indignes de fréquenter l’élite de l’enseignement genevois.

Big Father is watching you

En réaction au scandale de l’affaire Ramadan, le DIP reportant sa responsabilité institutionnelle pourtant visibilisée par le rapport sur les enseignant·es, impose la directive RH 25 sur le devoir d’exemplarité. Il est affligeant de constater qu’elle est principalement utilisée, non pas pour protéger les élèves, mais pour remettre à leur place les enseignantes qui oseraient publiquement ( à comprendre sur les réseaux sociaux ) contrevenir à la représentation sociale de la maitresse d’école et déplaire ainsi à des parents d’élèves ( à comprendre, des papas ). Tenir des propos vulgaires ou orduriers – tant pour soutenir un discours politique que pour s’amuser – constitue visiblement aujourd’hui une des fautes professionnelles les plus graves que puisse commettre une enseignante. Ce contrôle externe vise à faire correspondre les femmes à une forme particulière de la féminité qui sert avant tout la domination masculine. Le DIP se fait ainsi non seulement l’outil de cette domestication, mais il la valide, la reproduit et la perpétue. Ce n’est pas l’image de l’enseignant·e qui est en jeu ici, mais bien celle de la femme. Les activités virtuelles jugées indignes des enseignantes sont de fait principalement dénoncées par des représentant·es des classes aisées, plus précisément d’hommes disposant d’un patrimoine économique et d’un capital culturel élevés.

Le fait est que plus le système se rigidifie, plus il est difficile de faire valoir ses droits notamment dans le cadre de la maternité, et plus il s’avère difficile de concilier vie privée et professionnelle ( la DGEO interdit depuis l’année dernière d’enseigner dans l’école où sont scolarisé·es ses enfants ). C’est entre autres ainsi que l’on induit les enseignantes à diminuer leur taux de travail et qu’on entrave leur carrière professionnelle en limitant l’accès à des postes de responsabilité.

Du respect, du temps, de l’argent !

Si les enseignantes bénéficient en Suisse d’une relative honnête reconnaissance salariale, elles souffrent néanmoins de la même dévalorisation sociale que toutes les autres professions du care dont les compétences relèveraient d’une prolongation des compétences « naturelles » associées au féminin. Ainsi l’enseignante primaire appartient à la fraction basse des membres enseignant·es du système scolaire, puisqu’il lui incombe de transmettre des savoirs « élémentaires » et d’inculquer les normes et les valeurs de la société ( soit des classes bourgeoises ) aux enfants issu·es de toutes les classes sociales, y compris les plus basses.

Il est temps aujourd’hui d’exiger d’être respectées en tant que collaboratrices. Ce respect consiste notamment à introduire une politique RH permettant de concilier le travail avec sa vie privée, à fournir des outils adéquats et adaptés pour effectuer le travail exigé, à respecter le taux de travail effectif du personnel, à valoriser et encourager le développement professionnel dont la formation continue, à lutter activement contre les violences sexistes et sexuelles sur le lieu de travail, à apporter un réel soutien aux collaboratrices confrontées à une situation conflictuelle avec des parents d’élèves et enfin, à respecter strictement leur cahier des charges en arrêtant notamment de leur demander d’effectuer des tâches qui relèvent de la manutention, du secrétariat ou du soin.

Rendez-vous le 14 juin pour lutter contre le sexisme institutionnel et exiger le respect auquel devrait avoir droit tout individu quel que soit son genre !

Francesca Marchesini, présidente de la SPG

Paru dans lÉducateur, mars 2023

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