Face aux reconfigurations capitalistes qui subvertissent les fondements de l’école publique, j’ai précédemment analysé comment les dispositifs managériaux produisent une dépossession professionnelle systémique. Derrière les rhétoriques d’inclusion et de modernisation s’opère une désinstitutionnalisation orchestrée, marquée par la verticalisation des rapports hiérarchiques, la déresponsabilisation de l’État-employeur et la dissolution des collectifs de travail. Le travail éducatif, acte intrinsèquement social, politique et coopératif, requiert une responsabilité collective. En ce sens, l’autonomie professionnelle n’est pas un privilège individuel, mais une exigence structurelle du service public. Dans ce cadre, la grève des Temps de Travail en Commun (TTC) s’est imposée comme une reconquête politique, affirmant le sens, le temps et l’organisation du travail éducatif. Il s’agit désormais d’analyser le rôle des directions d’établissement dans le processus de déprofessionnalisation des enseignant·es.
À rebours de la mythologie d’un capitalisme fluide, innovant et en perpétuelle mutation, le sociologue Nicolas Framont met en lumière la stabilité des structures d’exploitation. Les ressorts de l’accumulation capitaliste restent inchangés : faire produire toujours plus en rémunérant toujours moins — telle est l’équation brutale qui régit les rapports sociaux de production. Ni la mondialisation ni l’automatisation n’ont infléchi cette logique ; elles l’ont consolidée, en favorisant l’essor d’une financiarisation prédatrice, coupée de toute finalité productive ou sociale. Dans ce régime, les exigences de rentabilité — croissamment déconnectées du travail réel — se traduisent par une intensification des contraintes sur les salarié·es, sommé·es de répondre à des injonctions toujours plus nombreuses, avec des ressources en constante diminution. Ce processus n’a rien d’accidentel : il révèle une transformation autoritaire du travail, où l’exploitation se redouble sous couvert de rationalisation.
Le mythe de la hiérarchie fonctionnelle : héritage esclavagiste et tayloriste
L’un des fondements du travail contemporain réside dans l’omniprésence d’une hiérarchie que Framont ne conçoit pas comme exigence fonctionnelle, mais comme un dispositif structurant de domination, à la fois produit et agent de reproduction d’un ordre social inégalitaire. La pensée managériale postule que le travail collectif ne saurait se coordonner sans l’intervention directive d’un·e supérieur·e — postulat érigé en axiome, naturalisé par des décennies de conditionnement idéologique et institutionnel.
Pourtant, cette organisation pyramidale n’est ni neutre ni efficace : elle puise historiquement ses racines dans les dispositifs de contrôle des plantations esclavagistes, puis dans les schémas tayloristes d’industrialisation, où l’humain est réduit à l’appendice de la machine. Ce modèle impose la fragmentation des tâches, la déqualification des agent·es et une surveillance constante, déshumanisant les rapports au travail et niant l’autonomie professionnelle.
Dans ce contexte, les dirigeant·es se voient investi·es d’une autorité dissociée de toute compétence tangible. C’est notamment le cas au sein du Département de l’instruction publique (DIP), où l’ascension fonctionnelle est supposée suffire à conférer aux directions d’établissement une légitimité et une expertise pédagogiques supérieures — alors que rien ne les distingue, en réalité, des enseignant·es qu’elles évaluent. Aussi, leur mission ne consiste plus à accompagner, ni à soutenir les professionnel·les de terrain, mais bien à maintenir l’édifice hiérarchique par un contrôle vertical rigide. Ce dispositif s’appuie sur une irresponsabilité méthodiquement structurée : plus on monte dans l’organigramme, plus les conséquences des décisions prises s’effacent, rejetées vers les échelons subalternes, contraints de les assumer sans réel pouvoir de négociation. Cette violence managériale, autrefois cantonnée au privé, s’étend désormais au service public et au monde associatif, pris dans l’étau des injonctions à la performance, des logiques gestionnaires et d’un reporting quantophrénique, étranger aux réalités du terrain.
La dépossession des enseignant·es : autonomie confisquée
La toute-puissance accordée aux directions d’établissement, sans intervention effective du DIP face aux abus ou aux pratiques managériales toxiques, ne relève pas seulement de l’intolérable : elle révèle un désengagement structurel de l’institution à l’égard de ses responsabilités fondamentales.
Qu’il s’agisse d’une volonté délibérée d’imposer un autoritarisme hiérarchique ou d’une incapacité chronique à protéger les enseignant·es des dérives internes, les effets sont identiques : impunité des pratiques délétères et effondrement des mécanismes censés garantir les droits des travailleur·euses. Toute tentative de faire reconnaître une situation abusive se heurte à l’inertie institutionnelle, tandis que l’accès à un soutien concret — notamment de la part des ressources humaines — devient un parcours d’obstacles, surtout en cas de conflit avec la hiérarchie directe.
La question de la responsabilité hiérarchique, trop souvent évacuée du débat public, doit être replacée au cœur de l’analyse. Les rémunérations élevées des cadres sont censées se justifier par une responsabilité accrue. Mais cette rhétorique ne résiste pas à l’analyse empirique : dans les faits, aucune redevabilité concrète n’accompagne cette légitimité. L’ODC (organisation des classes), par exemple, confère aux directions un pouvoir décisionnel étendu sur les équipes pédagogiques, un pouvoir exercé dans une autonomie quasi absolue, sans obligation de rendre compte à une autorité supérieure, ni d’assumer les retombées directes de leurs choix sur le terrain.
Ce déséquilibre engendre une double dépossession : les enseignant·es sont privé·es de toute maitrise sur l’organisation de leur travail, tandis que celle-ci est déléguée à une hiérarchie souvent déconnectée des réalités pédagogiques et soustraite aux conséquences concrètes de ses décisions, jusque dans les salles de classe, au plus près des élèves. Il s’agit d’un mécanisme de désengagement managérial, où le pouvoir s’exerce sans contre-pouvoir, et où la logique d’autorité prime systématiquement sur les exigences pédagogiques et humaines du service public d’enseignement.
La fuite en avant managériale : la politique du bouc émissaire
En cas de dysfonctionnement, la réaction du DIP consiste trop souvent à désigner un·e coupable plutôt qu’à interroger les causes structurelles des échecs constatés. Or cette quête de responsabilité se cristallise quasi systématiquement sur les enseignant·es, tenu·es à l’écart des processus décisionnels qui déterminent les moyens et les conditions de leur travail. Malgré une autonomie constamment rognée et des marges de manœuvre asphyxiées par une hiérarchie verticale et distante, ce sont les professionnel·les du terrain qui subissent les effets délétères de décisions prises en amont, dans des sphères opaques, étrangères au quotidien scolaire. Réduit au rôle d’exécutant, le personnel éducatif assume, dans une solitude institutionnalisée, les conséquences de politiques qu’il n’a ni conçues ni validées, mais qui dégradent concrètement les conditions d’apprentissage des élèves. Ce constat révèle un modèle de gouvernance autoritaire, fondé sur la défiance, le mépris de l’autonomie professionnelle et la disqualification de celles et ceux qui, chaque jour, fabriquent du commun dans les salles de classe.
La délégation aux maitre·sses adjoint·es : un coup porté à la démocratie professionnelle
Mais face à ce constat accablant, plus de dix ans après l’instauration des directions d’établissement et la dégradation continue des conditions de travail des enseignant·es, quelle est la réponse de la Direction générale de l’enseignement obligatoire (DGEO) ? Loin d’engager une évaluation critique d’un dispositif initialement justifié par la promesse d’un allègement de la charge de travail — promesse que les faits ont depuis largement démentie — la DGEO s’emploie à en consolider les fondations, prolongeant ainsi une fuite en avant managériale qui désagrège les collectifs, étouffe les dynamiques pédagogiques et confisque aux équipes tout pouvoir de délibération. Dans un mouvement de délégation verticale dénué de toute régulation démocratique, ce pouvoir est transféré aux maitres·sses adjoint·es (MA), dont les responsabilités ont été considérablement accrues sans concertation et sans cadre éthique clair. Un tel choix constitue une atteinte directe au principe même de démocratie professionnelle.
Il devient désormais impératif de mettre un terme à ces dérives. Une telle inflexion exige une mobilisation syndicale déterminée, une résistance collective structurée, ainsi que l’affirmation sans compromis d’un horizon non-négociable : la justice au travail, la reconnaissance pleine et entière de l’expertise enseignante, et la reconquête de l’autonomie professionnelle. Il ne s’agit en rien d’un caprice idéologique ou d’une revendication périphérique : c’est d’un enjeu fondamental qu’il est question. Il convient de rompre résolument avec l’injonction managériale à la soumission et à la flexibilisation, pour instituer des contre-pouvoirs fondés sur la coopération horizontale, l’auto-organisation et une démocratie directe, seule à même de refonder une école publique à la fois digne, démocratique et émancipatrice.
Paru dans l’Educateur du mois de juin 2025.